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«Il faut à nouveau plus de clairvoyance et d'engagement»

Entretien avec Peter Messerli, expert en développement durable de la Wyss Academy for Nature à l'Université de Berne
PAR: Patrik Berlinger - 14 juillet 2023
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Avec l'Agenda 2030, la communauté internationale s'est dotée en 2015 d'une importante boussole pour un développement durable à l'échelle mondiale. Cette année, c'est la «mi-temps». Une pandémie, la crise climatique et la guerre en Ukraine provoquent d'importants reculs. Peter Messerli* explique ce qu'il faut maintenant dans l'entretien qu'il a accordé à Polit-Sichten. Pour lui, une chose est claire: des approches prometteuses sont sur la table depuis longtemps. Ce qui manque, c'est le courage, l'engagement et la volonté politique.

Peter Messerli, l’Agenda 2030 pour le développement durable est-il un échec? Les ODD sont-ils «morts» ?

2015 a représenté une lueur d'espoir pour le multilatéralisme. Avec Addis-Abeba (ndlr: le «Programme d'action d'Addis-Abeba» pour le financement du développement mondial), Paris («Accord de Paris sur le climat») et New York («Agenda 2030»), il existait une vision commune pour un monde durable, une communauté internationale unie malgré les différences. Aujourd'hui, nous nous frottons les yeux. Le rapport «à mi-parcours» du secrétaire général de l'ONU António Guterres (voir encadré) montre une image décevante: Seuls 12% des ODD sont sur la bonne voie. Pour 50%, les progrès sont beaucoup trop faibles. Pour 30%, nous constatons une stagnation, voire une détérioration.

En 2019 déjà, nous avions averti avec le «rapport mondial sur la durabilité», auquel j'ai participé de manière déterminante, que les efforts communs des pays devaient être nettement renforcés. De manière significative, le rapport de l'ONU dit à nouveau: «Sounding the alarm bell». Au cours des quatre dernières années, la situation s'est malheureusement encore nettement détériorée – encore plus de faim, encore plus de guerres, encore plus de personnes déplacées, encore plus de catastrophes climatiques.

Nous ne sommes pas sur la bonne voie. J'avoue que cela m'inquiète. L'agenda n'est pas mort, mais il faut le réveiller!

Qu'est-ce qui caractérise l'Agenda 2030?

L'Agenda 2030 n'est pas un mode d'emploi sur la manière d'atteindre les 17 objectifs de développement durable. Il s'agit plutôt d'une boussole normative que 193 pays se sont donnée en 2015. Une référence de valeurs pour un monde plus juste et plus écologique. Un monde avec moins de pauvreté et de faim. Un monde avec plus de protection du climat et des espèces. Un monde avec plus de paix et d'égalité.

Deuxièmement, une caractéristique décisive des objectifs de développement est de trouver un équilibre entre les êtres humains, la nature et l'économie. Et ce, de manière pacifique et en partenariat. Pour y parvenir, les objectifs doivent être abordés ensemble.

Troisièmement, l'Agenda 2030 s'applique à tous les pays. Contrairement aux Objectifs du Millénaire (ndlr: les Objectifs du Millénaire pour le développement de l'ONU, qui étaient valables jusqu'en 2015), l'Agenda 2030 met tous les gouvernements face à leurs responsabilités. Tous les pays doivent veiller au développement durable. La Suisse aussi. Ce faisant, les gouvernements ne s'engagent pas vis-à-vis de l'ONU, mais vis-à-vis de leur propre population. Nous pouvons toutes et tous exiger plus de durabilité de la part de notre gouvernement.

Dans quelles régions du monde se trouvent les plus grands défis?

En général, les défis sont plus importants dans les pays plus pauvres, en Afrique du Nord, en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud et du Sud-Est, au Proche et au Moyen-Orient, en Amérique latine. Les inégalités ont augmenté dans le monde entier – surtout à l'intérieur des pays et un peu moins entre eux. Il y a de plus en plus de «perdants du système», qui vivent souvent dans la plus grande pauvreté et ne peuvent presque plus avoir part au développement. Ces personnes se trouvent dans les pays en développement, mais aussi dans les pays émergents et industrialisés. Parallèlement, les élites qui profitent de ce monde globalisé se ressemblent de plus en plus, qu'elles vivent à Zurich, à Bombay ou à Nairobi.

Les conséquences du réchauffement climatique sont de plus en plus graves. Une petite histoire à ce sujet: Je viens de passer trois mois au Kenya, où nous travaillons avec des populations nomades. Ces personnes manquent depuis des années d'infrastructures et de services importants, que ce soit en matière d'éducation, d'accès à l'alimentation et à l'eau ou de conseils agricoles. Ces mêmes personnes souffrent de l'absence de six saisons des pluies au cours des trois dernières années. La conjonction de ces deux facteurs – manque de structures étatiques et augmentation des phénomènes météorologiques extrêmes en raison du changement climatique – est catastrophique pour les populations. D'ailleurs, ces personnes savent aujourd'hui qu'elles paient pour la crise climatique alors qu'elles n'en sont pas responsables. Cela provoque du désespoir et de la colère.

Pour relever les défis mondiaux, tous les pays doivent fournir des efforts et investir. Le sommet pour un nouveau pacte financier s'est tenu fin juin à Paris. Des progrès ont-ils été réalisés?

Le système financier mondial est dysfonctionnel et injuste. Les remboursements annuels de la dette des pays du Sud global sont cinq fois plus élevés que l'aide publique au développement. Au lieu d'investir dans les ODD, ces pays doivent payer les intérêts de la dette à l'Occident.

A cela s'ajoutent les transferts de bénéfices et donc le manque de recettes fiscales. Chaque année, environ 80 milliards d'euros de bénéfices sont transférés des pays en développement vers des zones à faible fiscalité comme la Suisse. Cela correspond à environ 20 fois la coopération suisse au développement. D'ailleurs, la réforme fiscale actuelle de l'OCDE n'apportera pas plus d'équité fiscale au niveau mondial.

Enfin, les subventions mondiales pour le charbon, le pétrole et le gaz ont doublé par rapport à l'année précédente – selon l'Agence internationale de l'énergie, elles ont atteint un nouveau record historique de plus de 1000 milliards de dollars US. La guerre d'agression contre l'Ukraine en est une raison importante. Mais cela montre aussi que l'on a négligé pendant de nombreuses années d'investir dans les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique.

Dans son rapport de mi-parcours, le secrétaire général de l'ONU, António Guterres, appelle chaque pays à relever son niveau d'ambition dans la mise en œuvre des ODD. Parallèlement, il s'adresse aux pays riches pour qu'ils créent un «fonds ODD» en faveur des pays pauvres, doté de 500 milliards de dollars US par an pour investir dans le développement durable. Où trouver cet argent? C'est évident: il faut réorienter les subventions aux énergies fossiles vers les énergies durables; créer une taxe sur l'industrie du pétrole, du gaz et du charbon; réaffecter les droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international aux pays plus pauvres et fortement endettés.

Bien sûr, le développement durable a un coût. Mais il est intéressant de constater que l'argent ne manque pas du tout. Il continue simplement à aller dans la mauvaise direction. Des approches prometteuses sont sur la table. Ce qui manque, c'est la volonté politique.

Quelle est la responsabilité du secteur privé, par exemple des banques, des grands groupes et des PME?

Les entreprises peuvent faire partie du problème ou de la solution. Elles sont définitivement un levier de changement. La question centrale est la suivante: les acteurs du secteur privé se préoccupent-ils de l'objectif général de durabilité? Ou la maximisation du profit est-elle une fin en soi pour eux? Il est clair que le secteur privé devrait tenir compte de toutes les parties prenantes et assumer ses responsabilités, notamment dans son propre intérêt. Les entreprises durables auront plus de succès à plus ou moins long terme.

Comme le volontariat et les incitations ne suffisent pas, il faut des règles claires pour le secteur privé. C'est dans cette direction que vont par exemple les efforts pour une plus grande responsabilité des multinationales en Suisse, en Europe et dans le cadre de l'ONU et de l'OCDE.

Encore un mot sur la place financière: la Confédération doit veiller à ce que la place financière suisse apporte sa contribution à la protection globale du climat et de la biodiversité. Il y a un grand besoin de rattrapage dans ce domaine. En même temps, c'est une énorme chance pour la Suisse de faire avancer la protection mondiale de l'environnement.

Qu'attendez-vous de l'Assemblée générale de l'ONU en septembre? Le sommet sur les ODD donnera-t-il des impulsions pour que l'Agenda soit quand même un succès?

Oui et non. En tant qu'optimiste de la volonté, je dis oui, en tant que pessimiste de la raison, je dis non. L'ONU ne peut pas remplacer l'absence d'un État-providence mondial qui définirait des règles équitables, collecterait et redistribuerait les impôts, assurerait la durabilité sociale et écologique. Cela restera probablement une utopie dans un avenir plus ou moins proche.

Je pense donc que nous devons être pragmatiques. Pour préserver l'habitabilité de la planète et accélérer la transformation de nos systèmes énergétiques, alimentaires et économiques, nous devons prendre des mesures très concrètes: en matière de justice fiscale mondiale, de tarification des coûts environnementaux, de désendettement des pays les plus pauvres, de défense des droits humains. Avec des mesures concrètes, nous pouvons relancer un multilatéralisme efficace, crédible et nécessaire.

Comment jugez-vous la mise en œuvre en Suisse?

Bien entendu, la Suisse est une élève modèle en matière d'éducation, de santé et de bien-être social. Pourtant, les inégalités et la pauvreté augmentent aussi chez nous! De plus, beaucoup de progrès se font au détriment de l'environnement et de la biodiversité.

En outre, nous réalisons une grande partie de notre prospérité au détriment d'autres pays: nos modèles de consommation et de production sont tout sauf durables. Dans ce contexte, nous devons toujours prendre conscience de notre dépendance à l'égard d'autres pays et de l'ampleur de notre responsabilité.

« Bien sûr, le développement durable a un coût. Mais il est intéressant de constater que l'argent ne manque pas du tout. Il continue simplement à aller dans la mauvaise direction. Des approches prometteuses sont sur la table. Ce qui manque, c'est la volonté politique. »

– Peter Messerli

Pourquoi la Suisse n'avance-t-elle pas ? La politique fixe-t-elle les bonnes priorités?

Avec sa Stratégie pour le développement durable à l'horizon 2030, le Conseil fédéral fixe les bonnes priorités: des changements systémiques grâce à une consommation et une production durable; climat, énergie et biodiversité; ainsi que l'égalité des chances et la cohésion sociale. Seulement, les progrès sont beaucoup trop lents en ce qui concerne l'économie circulaire, la protection de l'environnement et la lutte contre la pauvreté et les inégalités! La raison, ce sont les conflits d'intérêts qui ne sont pas abordés de manière cohérente. Le Conseil fédéral et le Parlement doivent passer à la vitesse supérieure, mieux ancrer la stratégie sur le plan institutionnel et organiser activement la collaboration avec l'économie, la société civile et la science.

Parallèlement, le Conseil fédéral et le Parlement doivent s'attaquer aux répercussions de la Suisse sur d'autres pays, c'est-à-dire aux «effets secondaires» (spillover effects). Le «Sustainable Development Report» montre que nous sommes toujours parmi les derniers de la classe mondiale. Pourquoi cela? La place financière reste un havre de paix pour les personnes pratiquant l’évasion fiscale. Le manque de responsabilité des multinationales à l'étranger ainsi que les optimisations fiscales, comme décrites précédemment, se font au détriment des plus pauvres. En outre, notre empreinte matérielle et climatique est encore beaucoup trop importante, également au détriment d'autres pays.

Le Conseil fédéral vient de publier sa vision pour la coopération au développement. Malgré des défis croissants, la «Stratégie CI 2025-2028» ne prévoit pas de moyens supplémentaires. Par rapport à sa puissance économique, la Suisse s'éloigne même encore plus de l'objectif de 0,7% fixé par l'ONU. Qu'en pensez-vous?

Effectivement, le Conseil fédéral prévoit que nous fournirons dans les années à venir la moitié de ce qui a été convenu dans le cadre de l'ONU en matière de coopération au développement. C'est honteux et inacceptable. La Suisse est privilégiée et devrait montrer l'exemple. La majorité du Parlement et le Conseil fédéral veulent augmenter le budget de l'armée. Je ne comprends pas pourquoi nous ne consacrons pas enfin aussi plus d'argent à la coopération internationale et au développement durable.

Nous devons nous demander ce que signifie la «sécurité» pour la Suisse. La Suisse dépend d'un monde sûr, pacifique et où il fait bon vivre. Pour une «sécurité globale», il faut, outre l'armée, avant tout lutter contre la pauvreté et s'engager sur le plan humanitaire, diplomatique et soutenir les pays les plus pauvres dans la protection du climat et l'adaptation aux changements climatiques. Dans un monde globalisé sur le plan économique, social et écologique, il est indispensable que les pouvoirs publics coopèrent également à l'échelle mondiale.

Encore un mot sur l'éducation et la recherche: le paradigme selon lequel l'éducation et la recherche mènent au progrès technique, qui à son tour entraîne la croissance économique, a été le narratif depuis l'industrialisation. Mais aujourd’hui, nous devons changer de paradigme et nous demander comment la formation et la recherche peuvent contribuer aussi à un développement durable et équitable, en Suisse et dans le monde.

Osons jeter un coup d'œil dans la boule de cristal: que se passera-t-il après 2030?

Personnellement, je suis convaincu que nous aurons encore besoin d'une boussole après 2030. Je serais prêt à poursuivre l'Agenda 2030. Il pourrait rester une bonne référence normative au-delà de 2030, même si, bien entendu, nous pouvons procéder à des ajustements ici et là.

Ce que j'espère, c'est davantage d'initiatives comme le Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires en 2021, où plusieurs ODD ont été abordés en même temps – sécurité alimentaire, changement climatique, santé, travail équitable dans les chaînes de valeur de l'alimentation. Je pense qu'une telle approche systémique est efficace. Des initiatives similaires pourraient être prises sur d'autres thèmes: transition et approvisionnement énergétiques durables. L'économie circulaire, l'urbanisme durable, un système financier international équitable.

Le Parlement, le Conseil fédéral, la Suisse sont-ils prêts pour la transformation?

Non, nous ne sommes pas encore assez prêts pour cela. Nous sommes encore trop hésitants et trop lents. Il faut à nouveau plus de clairvoyance, de vision et de courage!

Pour cela, nous devons mieux faire connaître l'Agenda 2030 à la population. Nous devons parler des chances et des avantages d'une transformation durable et socialement équitable. En tant que pays prospère, nous devons montrer la voie et prendre nos responsabilités. Et nous devons renforcer et entretenir les échanges et la collaboration entre l'administration fédérale, l'économie, la science et la société civile.

En 2015, la Suisse a adopté avec tous les autres États membres de l'ONU l'Agenda 2030, qui comprend 17 objectifs de développement durable, appelés ODD, concernant notamment la pauvreté, la faim, la santé, l'éducation, l'égalité, l'économie durable, la protection du climat et la paix. Le 25 avril 2023, le secrétaire général de l'ONU António Guterres a présenté le rapport à mi-parcours – avec des résultats décevants: pour plus de 30% des objectifs, la tendance va dans la mauvaise direction et pour la moitié des objectifs, les progrès sont insuffisants. Seuls 12% des objectifs sont en bonne voie et pourront être atteints d'ici à 2030. La pauvreté et les inégalités augmentent, les émissions de gaz à effet de serre aussi et la biodiversité se perd, l'égalité des sexes est loin d'être atteinte. Alors que l'endettement de nombreux pays pauvres est dangereusement élevé, l'aide publique au développement reste loin de l'objectif de 0,7% du RNB fixé par l'ONU.

Il y a un an déjà, le Conseil fédéral constatait dans son rapport national sur la mise en œuvre de l'agenda de l'ONU que la Suisse n'était pas sur la bonne voie. Dans notre pays aussi, la pauvreté et les inégalités augmentent, tout comme l'empreinte matérielle et les déchets urbains, les sols sont imperméabilisés et la biodiversité dans les prairies et les pâturages diminue. Face au rapport national officiel de la Suisse, la Plateforme Agenda 2030 a présenté son rapport «Continuer à vivre aux dépends du monde?». Dans ce document, la société civile fait des propositions concrètes et appelle à une action unie, rapide et ambitieuse. La Suisse a pris du retard. Cela peut et doit changer.

*Peter Messerli est professeur de développement durable à l'Université de Berne et directeur de la Wyss Academy for Nature. Il a coprésidé le UN Global Sustainable Development Report 2019 et est membre du comité d'Helvetas.